N° 30 - Juin 2002 - : dossier "Censures et autocensures":

Article intitulé "éditer sa fille" par Gisèle Grimm, mère d'Ariane.

"Je suis la mère d'Ariane Grimm, pseudonyme d'Annick M., qui, de l'âge de 7 ans et demi à 16 ans, a tenu un journal dont j'ai fait publier les derniers cahiers - ceux de l'adolescence - sous le titre La Flambe (Belfond, 1987 et J'ai lu, 1988).

Si, après la disparition de ma fille à l'âge de 18 ans, la question de «censurer» son journal par la non-publication ne s'est pas posée à moi, la «divulgation» de ce lourd secret qu'est un journal intime m'a été, parfois violemment, reprochée. Un viol, m'a-t-on dit.

Certes, elle m'en avait interdit la lecture (sauf les tout premiers cahiers- écrits il est vrai à mon intention) mais elle m'en avait parlé si souvent, montré avec tant de fierté les premières pages décorées de chaque nouveau cahier et même écrit directement sur son journal (je n'en reçus que la copie carbone), «car , ajoutait-elle, ça m'ennuie de faire une double version pour mon cahier de mémoire» , qu'au fond de moi, j'avais acquis la conviction, malgré cette interdiction bien réelle et presque conflictuelle en cas de soupçon, qu'elle avait tenu ses cahiers à mon intention.

Chaque cahier étant précédé d'un avertissement sévère : « La personne qui lira ce cahier sans la permission de son propriétaire ne sera pas hors de danger » , peut-être aurais - je dû, en prenant possession de son journal et en me plongeant dans sa lecture, franchir cet interdit avec quelque... questionnement. Je ne le fis pas! Au contraire, je confiai quelques pages photocopiées du journal à une amie qui me conseilla de le faire publier (comble de la trahison!). N'était - ce pas sortir ma fille de l'ombre que de faire connaître son journal?

Une première censure s'imposa: quel cahier choisir? Il y en avait dix-sept, sans compter ceux de la petite enfance. Ne choisir que les quatre derniers -ceux de l'adolescence - c'était censurer les treize autres. Je me promis de m'occuper d'eux plus tard et me mis au travail.

Très copieux, chaque cahier recopié dans son intégralité risquait de lasser le lecteur. Encore une fois, il fallait choisir pour ne pas trahir Ariane et... trouver un éditeur. Avec beaucoup d'hésitations, j'ai donc coupé certaines redites et aussi, en changeant perpétuellement d'avis, ce qui risquait de desservir son image ou ne me paraissait pas essentiel... mais tout avait de l'importance, même (et surtout) les choses les plus futiles.

J'ai aussi - je l'avoue - rayé quelques lignes dans un des cahiers pour qu'on ne puisse plus les lire (en vain, dirait Philippe Lejeune - Université Paris-Nord, Fondateur de l'Association pour l'Autobiographie - si le cahier était confié aux experts des services secrets) ; j'ai attaché avec du papier scotch plusieurs pages qui, à mon avis, n'appartenaient qu'à elle et que je ne voulais pas livrer au regard de ceux qui consulteraient les cahiers ; j'ai failli « réécrire le journal» (!) pour lui donner une forme plus littéraire: grâce à la sage intervention de Pierre Belfond, j'ai gardé rigoureusement son style " parlé ", "jeté sur le cahier " , puisqu'il n'y avait aucune rature dans le journal.

Enfin (et j'ai du mérite !) je ne me suis pas censurée. Heureusement, je ne suis ni prostituée, ni alcoolique, ni malhonnête, mais dans le journal d'Ariane, je n'ai vraiment pas le beau rôle, d'autant moins qu'à 15 ans - l'âge que j'avais choisi - elle clame contre moi, chaque jour ou presque, son ressentiment. On peut penser que la non-censure de mes faits et gestes était un acte de contrition... Dans ces cas-là, le remords est toujours présent. Ce qu'a tristement ressenti son père « pendant trois jours et trois nuits », m'avoua-t- il après avoir lu le journal préédité. Il exigea que l'on change tous les noms. J'ai voulu garder le mien.

Dernier aveu : après sa disparition, j'ai considéré la lecture attentive du journal d'Ariane davantage comme un devoir plutôt que comme une curiosité à satisfaire. Ce ne fut pas non plus un douloureux parcours émotionnel mais un travail à accomplir, ayant conscience que pour Ariane, l'assurance d'avoir un lecteur avait alimenté son impérieuse envie de laisser quelque chose d'elle-même... comme la preuve de son existence".